Scarabea
Autres titres: Scarabea - De combien de terre l'homme a t-il besoin? / Scarabea – Di quanto terra ha bisogna un uomo? / Scarabea - Wieviel Erde braucht der Mensch? / How much land does a man need?
Réal: Hans-Jürgen Syberberg
Année: 1969
Origine: Allemagne / Italie
Genre: Drame
Durée: 104mn
Acteurs: Walter Buschhoff, Nicoletta Machiavelli, Franz von Treuberg, Karsten Peters, Norma Jordan, Rudolf Rhomberg...
Résumé: Un homme d'affaires allemand arrive dans les régions sauvages de Sardaigne avec pour idée d'acheter des terres pour y construire bars et discothèques. Les paysans lui proposent un défi: il devra marcher du village où il réside jusqu'à la colline de Su Gologone en une seule journée puis revenir. S'il y parvient la terre dont il a besoin lui sera octroyé. S'il perd il n'aura rien du tout. L'homme accepte. Son départ coïncide avec la grande fête du village. Il se met en route. Commence pour lui une longue marche sous un soleil de plomb dans une région inconnue, aride, sauvage sous l'oeil d'une étrange jeune femme, tentatrice, séductrice, troublante...
Spécialisé dans le film documentaire l'allemand Hans-Jürgen Syberberg a réalisé quelques long-métrages pour le cinéma dont Scarabea, son premier film qu'il tourne en 1968 coproduit par l'Italie. Librement adaptée d'une nouvelle de Leon Tolstoï que Syberberg a transposé en Sardaigne cette pellicule aujourd'hui difficilement visible, méconnue, a miraculeusement réapparu dans une copie griffée, délavée, à l'image parfois incertaine diffusée pour la toute première fois en Italie sur la RAI en 2007 (le film n'est jamais sorti en Italie). Auparavant Scarabea fut projeté en 2003 à Paris lors d'une rétrospective au centre
Pompidou. Cette étonnante pellicule n'a en tout cas rien perdu ni de sa magie ni de son aura surréaliste qui la caractérise.
G. Bach, un homme d'affaires originaire de Hambourg, arrive en Sardaigne. Il prend à bord de sa voiture une séduisante jeune paysanne. C'est un piège que lui tendent les bandits sardes qui hantent les montagnes de l'ile. Au final il ne s'agit que d'une mise en scène pour l'effrayer. Arrivé à destination il est chaleureusement accueilli au village où on lui offre à boire et à manger. Bach est en Sardaigne pour faire affaire. Il veut acheter des terres pour y construire bars et discothèques, gagner de l'argent et profiter de la beauté d'une ile
épargnée jusqu'alors par l'urbanisation et le modernisme. Les paysans lui proposent alors de relever un étrange défi. Il devra aller à pied du village jusqu'à la colline de Su Gologone. Il devra partir à l'aube et revenir avant que le soleil ne soit couché. La distance qu'il parcourra pour y parvenir représentera l'espace qu'on lui vendra pour réaliser son rêve. S'il y arrive il aura gagné sa terre, s'il perd il devra dire adieu à ce qu'il possède. Bach accepte. Il n'emporte avec lui qu'un appareil photo que lui donne l'énigmatique jeune paysanne qu'il avait pris à son bord. Il ignore que les paysans ont misé sur sa concupiscence et son incapacité à planifier sa route. Durant son absence les paysans célèbreront sa victoire (ou
sa défaite?) lors d'une immense fête. Débute pour l'homme une longue et difficile marche sous un soleil de plomb dans une région sauvage, aride qu'il ne connait pas tandis que les villageois festoient. A midi il arrive enfin à destination. Epuisé il s'évanouit. Il se réveille sur la plage auprès de la belle autochtone qui lui a réservé un repas gargantuesque. Bach a réussi le défi et peut profiter de la beauté paradisiaque de l'ile et de la compagnie de cette superbe femme avant de retourner toujours au village. Pendant ce temps une équipe de tournage est arrivée au village. Le réalisateur veut retracer la vie au quotidien des bandits sardes au coeur des montagnes en faisant jouer les autochtones mais aussi filmer le retour
de Bach que tous attendent fébrilement. Au coucher du soleil lorsqu'il apparait au loin, exténué mais heureux, tous l'applaudissent, les caméras commencent à tourner. En franchissant la ligne d'arrivée l'impensable se produit!
Thriller? Survival? Fantastique? Science-fiction? Difficile de classer ce film singulier aussi fascinant qu'étrange. Une chose est certaine, jamais n'aura t-on aussi bien filmé la Sardaigne et O ironie! c'est à un allemand qu'on le doit, une Sardaigne qu'il présente comme s'il s'agissait d'un reportage, la spécialité de Syberberg rappelons le. C'est dans ces décors quasi surréalistes, ces terres, montagnes et déserts rocailleux arides brulés par
un soleil de feu, ces vieux villages de pierres qui tombent en ruines comme oubliés par le temps et ces criques féeriques, sorte d'écrins de verdure, de fraicheur perdus au milieu de nulle part, que l'intrigue de Scarabea se déroule. de quoi renforcer par instant l'aspect fantastique d'un récit surprenant. Au delà de l'histoire elle même ce qui intrigue d'un bout à l'autre du métrage ce sont ses tenants et aboutissants. Qu'est-ce qui attend Bach au bout de son odyssée pédestre? Quel est le prix qu'il devra vraiment payer pour posséder les terres convoitées? Où est le piège si piège il y a? Pourquoi un tel défi et que lui cache t-on? Autant de questions qui tiennent en haleine et trouveront réponse lors des ultimes images au
terme d'un voyage harassant entrecoupé par les festivités des villageois qui s'en donnent à coeur joie pendant que le pauvre Bach, un quinquagénaire ventru représentation du capitalisme post nazi, sue sang et eau au péril de sa vie pour mener à bien sa mission. Entre enfer et paradis célèbre t-on déjà sa mort qui pourrait bien être la fameuse récompense promise pour avoir voulu acheter un lopin d'Eden.
La mort est d'ailleurs omniprésente tout au long du film sous forme d'animaux morts, décomposés, cuits, de cadavres et carcasses putrides dont on sentirait presque l'odeur nauséabonde nous chatouiller les narines jusqu'à ce plan immonde d'asticots, de vermine,
grouillant dans des entrailles dégoulinantes de pourriture liquéfiée. Si l'abondance de putréfaction représente la mort elle symbolise surtout un des principaux thèmes du film: la destruction des terres par la stupidité de l'Homme avide d'argent, prêt à détruire la nature pour assouvir sa soif de conquête au nom de la civilisation. Il devra en payer le prix fort. Le titre lui même renvoie à la mort et la décomposition. Le scarabée n'est-il pas un coléoptère qui se nourrit de la pourriture? Insecte répugnant (présent dans le film entrain de rouler une boule de fumier, référence au rocher de Sisyphe et son calvaire) il est ici incarné par cette énigmatique femme, Scarabea, dont on ne saura rien. Qui est-elle? déesse terrestre des
plaisirs terrestres, gardienne de la nature, séduisante personnification de la Grande faucheuse? D'où vient elle? Polyglotte, elle n'a pourtant presque aucun dialogue. Elle est là, omniprésente, partout où va Bach. Elle apparait, le séduit incarnant soudainement la tentation extrême, l'observe, aussi trouble que troublante, belle comme la vie, fascinante comme la Mort. Elle sera là jusqu'aux derniers instants, insensible à son funeste destin, la terre promise comme ultime demeure.
Scarabea est une critique sociale sans appel sur notre société capitaliste qui corrompt, dévore, détruit parfois au nom d'une utopie que met en scène de manière très archaïque
Syberberg, une mise en scène et une narration qui pourra par instant faire songer à l'univers de Alberto Cavallone notamment celui de son chef d'oeuvre surréaliste L'uomo la donna, la bestia inspiré de Joseph Bataille. Outre la morbidité dont il fait preuve à travers toute cette putréfaction animale, ces charniers, l'abattage des animaux (bien réel, qui risque de choquer les plus sensibles) on y retrouve des éléments comme la fête villageoise presque hystérique mais également la magie, le rêve (ou cauchemar), l'onirisme (à travers certains plans comme ces rues désertes balayées par le vent), le repas "pantagruelesque" sous l'oeil tentateur de Scarabea se faisant masser les pieds par un enfant, les visions qui
trouvent leur apothéose dans l'incroyable cérémonie des mamelles (un rituel durant lequel les villageoises, jeunes et vieilles, dansent avec frénésie autour du pauvre Herr Bach en pressant leurs seins pour en faire jaillir le lait qui dégouline le long de son visage)... autant de scènes et séquences parfois hallucinantes, troublantes, délirantes qu'accompagne une bande musicale aux sonorités psychédéliques entêtantes, fortement estampillée fin années 60 du plus bel effet à laquelle se mêlent par petites touches quelques notes folkloriques sardes. Autant dire que Scarabea est une oeuvre représentative de son époque qui en plus d'être une critique de notre monde capitaliste se montre assez acerbe avec l'univers
cinématographique puisque l'ultime bobine voit débarquer au village une équipe de tournage, un film dans le film qui risque d'en dérouter certains. Inattendue cette partie arrive un peu comme un cheveu sur la soupe. On pense à un rêve, un délire de Bach entrain d'agoniser au soleil mais il n'en est rien.
Les médias ont été averti du défi et veulent capturer l'instant où l'homme franchira la ligne d'arrivée et se verra remettre son morceau de terre. Ils veulent aussi faire un film documentaire (on retrouve une fois de plus l'univers de prédilection de Syberberg) sur la vie dans les montagnes sardes en prenant pour acteurs les autochtones qui joueront leur
propre rôle, du moins sous l'angle dont le metteur en scène veut toutefois les montrer au public. Qui parle de manipulation médiatique? En plus de sa critique sociale Scarabea s'enrichit ainsi d'une critique sur le cinéma à travers ce film dans le film. Ne reste plus qu'à attendre la chute finale, la réponse aux questions qu'on s'est posé durant toute la durée du film. Voilà peut-être le point faible du film: sa conclusion forcément décevante par rapport à ce qu'on aurait pu imaginer. Ce final plutôt abrupte même s'il est cohérent, logique et pas forcément surprenant, peut laisser un goût de déception tant on avait espéré mieux.
L'interprétation est menée de main de maitre par une Nicoletta Machiavelli, resplendissante
en troublante tentatrice, qui reçut le prix de la meilleur actrice lors de la sortie du film en Allemagne et l'acteur allemand Walter Buschhoff qui fit carrière essentiellement à la télévision. Tous deux sont entourés d'une kyrielle de comédiens non professionnels choisis parmi la population du village d'Oliena en Sardaigne où fut entièrement tourné le film.
Ce premier long métrage de Hans-Jürgen Syberberg est une oeuvre déconcertante, surréaliste teintée de psychédélisme qui flatte l'oeil et fascine par sa beauté, son étrangeté. Captivant d'un bout à l'autre du métrage Scarabea - Wieviel Erde braucht der Mensch? est une véritable gemme du cinéma germanique comme seul dans les années 60/70 on pouvait oser en imaginer. Qui plus est tout amoureux de ce paradis sauvage qu'est la Sardaigne sera comblé de bonheur en visionnant cette intrigante curiosité pelliculaire. Attention chef d'oeuvre!