Alberto Cavallone: Le poète de l'extrême
Si nombre de réalisateurs italiens ont su laisser leur empreinte et marquer toute une époque au travers d'impressionnantes filmographies, certains ont quant à eux fait un passage plutôt éclair mais O combien remarqué, devenant ainsi de véritables références incontournables. Alberto Cavallone, le bien nommé poète de l'extrême, fait partie de ceux ci. Avec moins de dix films à son actif, il a su devenir un des maîtres absolus du cinéma extrême italien, jetant la plupart du temps un regard sévère et acide, plus que condamnatoire sur notre société. Voici la vie d'un étrange cinéaste hors du commun.
Né en 1939, d'origine milanaise, Alberto Cavallone a fait ses premières armes dans le monde du cinéma en tant que documentariste. C'est essentiellement dans la publicité qu'il poursuivra son chemin par la suite jusqu'au jour où il part pour Rome afin de travailler comme scénariste. Il voit là l'occasion de laisser tomber l'univers de la publicité pour écrire ses propres histoires. Nous sommes en 1969, Alberto Cavallone tourne enfin son premier film en Tunisie, Le salamandre, qui déclenchera un scandale en Italie, le premier d'une longue série. Cavallone l'écrivit suite à la lecture d'un livre de Fritz Fanon, qui traitait du colonialisme. Fanon déclarait que les peuples colonisés ne retrouveront leur totale liberté que lorsqu'ils auront fait subir aux colons la même violence que celle dont ils furent victimes. La trame de Le salamandre était née. Le film met en scène une jeune photographe blanche et Uta sa modèle noire. Entre les deux femmes, il y a plus qu'une simple relation de travail, elles vivent une relation amoureuse mais Uta est en fait soumise corps et âme à la photographe, telle une esclave. L'arrivée d'un médecin blanc alcoolique va faire exploser cette relation. Uta tombe amoureuse du médecin qui préfère coucher avec une blanche. La jeune femme le tuera. A travers ce geste, Uta met fin à sa façon à son esclavage. Pour Cavallone, seule la mort est libératrice mais il va plus loin car l'image finale montre Uta un couteau à la main, regarder et s'avancer vers le public avant de foncer sur lui comme pour le tuer à son tour. Pour le réalisateur, le spectateur venu voir le film en sachant ce qu'il allait y découvrir agit comme un colon et doit être lui aussi être tué. A cette époque, Cavallone fréquentait beaucoup la France et La Sorbonne où il retrouvait souvent Fanon. Ils discutaient longuement du colonialisme, de la guerre d'Algérie. Tous ces thèmes et leur philosophie, il voulut les intégrer dans son film.
Il tourne ensuite en 1970 une sorte de parodie des films d'aventures et d'espionnage, le farfelu et discontinu Quickly spari e baci a colazione, qui devrait en déconcerter plus d'un tant il est bizarre et absurde mais il prouve que le cinéaste savait prendre des risques tout en pointant du doigt avec cette ironie qui lui est propre l'industrie cinématographique. Après cette parenthèse qu'on pourrait qualifier de récréative, Cavallone réalise la même année Dal nostro inviato a Copenhagen, un pamphlet contre la guerre du Vietnam et une dénonciation des traumatismes subis par les anciens combattants, puis il part tourner en Ethiopie le très sombre et violent Afrika, l'histoire dramatique d'une relation homosexuelle entre un artiste peintre et un jeune étudiant à la psyché fragile sur fond d'Afrique raciste. Il récidive l'année suivante avec Zelda en 1974. Le thème y est similaire même si Cavallone avoue qu'il s'agit plus d'un choix commercial pour lui cette fois. Le sujet l'intéressait moins. Zelda traitait de la frontière entre la vie et la mort mais à aucun moment le film ne réussit à montrer le piment de l'existence ni les opinions du réalisateur si bien qu'il ne considère pas ce film comme une de ses oeuvres.
Il écrit ensuite le scénario d'un mystérieux film, un giallo érotico-psychologique intitulé Le gemelle qui finalement ne se fera pas.
C'est alors que Cavallone va accoucher d'une sorte de trilogie de l'extrême commencée par l'énigmatique Maldoror quasiment invisible tant et si bien qu'il demeure un véritable mystère encore aujourd'hui au même titre que Le gemelle et son futur Il cliente misterioso. Puis ce sera l'hallucinant Spell / L'uomo la donna e la bestia en 1977. Ce film fait partie des oeuvres les plus extrêmes avec Blue movie de son auteur qui met ici en scène un patchwork phénoménal de la vie et ses travers, un incroyable voyage au coeur de tableaux surréalistes plus extrêmes les uns que les autres, tableaux que n'auraient pas reniés Sade par exemple, un voyage mâtiné de religion. Un groupe de personnes dont entre autre une nymphomane attardée et sadique jouée par Macha Magall, un boucher amoureux de sa viande, un psychopathe collectionnant des photos chirurgicales, un jeune homme étrange, un ivrogne communiste, un étudiant en théologie...se retrouvent pour un voyage au bout de vie et de la mort, vision terrifiante de la société et de notre culture. Il s'attaque ensuite au fameux Blue movie en 1978, film dont il est le plus fier et qui mettra le feu aux poudres en Italie. Puisqu'il était contre le film sexy en général, il voulut avec Blue movie faire bondir tout ceux qui prônaient le genre et faire exploser cette culture du film érotique. Tourné en huit jours et monté en dix pour une somme dérisoire, Blue movie met en scène Claudio un jeune photographe, obsédé par son travail et la mercification du corps, qui décide de transformer en objet inanimés ses modèles. Claudio vit dans une réalité onirique faite d'excès et de dépravation. Perdant doucement la raison, il commence à humilier ses modèles qui deviennent ses animaux, des choses privés de vie.
Blue movie est l'archétype même du cinéma extrême italien. Cavallone s'est souvenu de Sade et de ses discours entre autre. Il y fait exploser, détruit toutes les barrières et classes, il n'y a plus de limite. Claudio représente cet éclatement total. Particulièrement brutal dans sa dernière partie, le film dérange. Proche des univers délabrés de Warhol dont Blue movie s'inspire, on pense aussi à Salo et les 120 jours de Sodome de Pasolini, en particulier au cercle de la merde. Enfermée dans une cage, la pauvre Dirce Funari est condamnée à se couvrir le corps de ses excréments, d'en remplir des paquets de cigarettes avant de mourir étouffée dedans. Une fois de plus la mort est salvatrice et représente l'unique exutoire pour les protagonistes. La beauté de l'érotisme chez Cavallone devient, en contrepied du genre, sale et pervers. Viol, fellations.. rien est épargné aux pauvres modèles, consentantes ou pas.
Avec Blue movie, Alberto Cavallone mit fin à dix ans de contre culture et lui dit adieu. Il tourne ensuite La gemella erotica en 1980 avec l'actrice fétiche du cinéma porno italien Pauline Theutscher et Patrizia Biehn, la fiancée du producteur et actrice à ses jours. Le film naviguant sans cesse entre le soft et le hard met en scène une femme mariée à un psychiatre qui souffre de l'existence de sa soeur jumelle, dépravée sexuelle, qu'elle jure de tuer un jour si elle continue de la tourmentée. Plutôt ennuyeux et réaliser sans réelle conviction, le film joue sur le dédoublement de la personnalité, à savoir si cette fameuse jumelle érotique existe ou non. Cette déception est un peu à part dans la filmographie de Cavallone, on y reconnait d'ailleurs aucunement sa patte. Cavallone avoue avoir quitté le tournage avant d'avoir fini le film.
Il s'attèle à Blow job, oeuvre quasi mythique car invisible jusqu'à ce jour tant et si bien que le film est devenu une légende. Blow job est en fait un film d'horreur quasi surréaliste, particulièrement effrayant et cérébral, naviguant sans cesse dans les couloirs du temps, sorte de cauchemar sur pellicule inspiré par un titre de Warhol. Il tourne ensuite I padroni del mondo en 1983 qui demeurera inédit en Italie mais sortira en France par le biais de la vidéo. I padroni del mondo pourrait être une version choc du Clan de la caverne des ours ou de La guerre du feu. On y suit les aventures d'un homme de Cromagnon qui blessé à la suite d'une partie de chasse est recueilli par une tribu d'hommes de Neanderthal. En reconnaissance, il restera vivre parmi eux et les aidera à lutter contre une féroce tribu dont le plaisir est de décapiter leurs prisonniers afin d'en manger la cervelle crue. Ce film sera son chant du cygne. Se voyant refusé tous ses projets, Cavallone plus ou moins forcé mais jamais enthousiaste se mettra au porno sous le pseudonyme de Baron Corvo avec ce qui deviendra sa trilogie du X. C'est tout d'abord Baby sitter sorti en France sous le titre Violée par un nain / Petites fesses juvéniles pour membres bienfaiteurs qui narre les aventures d'une baby sitter qui doit s'occuper d'un nain pervers qui en fera son esclave. Suivra la même année Pat una donna particolare tourné avec quasiment la même équipe, le récit cette fois d'un trio composé d'un transsexuel et de deux frères qui kidnappent et violent de jeunes actrices. Cavallone réalise enfin le médiocre et routinier E... il terzo gode, une banale histoire de trafiquants de drogue, qui clôt cette trilogie pornographique de façon décevante. Le cinéaste travaillera par la suite pour la régie à la télévision.
En octobre 1984 Cavallone travaille sur un un film qui comme Le gemelle et Maldoror demeure une énigme, il cliente misterioso qui regroupait Patricia Behn, l'héroïne principale, Mirella Venturini et Claudio Marani, le protagoniste de Blue movie.
Quelque soit le film qu'il tournait, Alberto Cavallone aimait rencontrer ses acteurs avant les tournages, toujours ouvert à leurs suggestions ou leurs réticences, essayant de les mettre le plus à l'aise. Ainsi pour Blue movie par exemple, il fit cohabiter une semaine ses trois protagonistes afin qu'ils se connaissent mieux.
Alberto Cavallone, s'il a tourné les films les plus dérangeant de ces vingt dernières années, était un homme très cultivé qui a su traverser tous les courants artistiques du surréalisme. A travers le cinéma, il exprimait ses tourments, sa perplexité et surtout la curiosité de l'âme. Alberto détruisait, minimisait puis recréait les tabous de notre société occidentale dans des films dont le but était de heurter intelligemment la sensibilité et la pudeur du public. En faisant éclater toutes les valeurs de la religion, de la famille, de l'amour, il ne cherchait pas à choquer ou scandaliser. C'était surtout pour lui une soupape de sécurité pour ne pas exploser dans une vie orchestrée par le stress et l'angoisse. A l'image de ses héros, Alberto vivait dans sa propre dimension, hors du monde, et mettait en image les idées et mirages qui lui traversaient la tête et ne demandait rien d'autre.
Alberto Cavallone nous a quitté en 1998 alors qu'il travaillait sur un nouveau projet, Internet story, un retour à son amour pour l'excès et la dégénérescence de l'âme et des corps, vu ici par ce qui a de plus aseptisé dans notre monde, un ordinateur. Gageons qu'il aurait une fois de plus gagné son pari.